« Avec ce système d’éco-conduite assisté par IA, nous économisons entre 7 et 12% d’énergie », Julien Nicolas (Groupe SNCF)
L’Usine Digitale : Vous avez été nommé début mars pour piloter la stratégie IA du groupe. Pouvez-vous revenir sur votre prise de fonction et les implications au quotidien ainsi que sur la stratégie numérique générale de la SNCF ?
Julien Nicolas : Je travaillais déjà sur les sujets liés au numérique au sein du groupe depuis de nombreuses années. J’ai eu différentes fonctions dans ce domaine. Début mars, j’ai en effet été nommé directeur numérique, IA Groupe et e.SNCF Solutions, qui est l’une de nos grosses usines digitales. Je travaillais déjà sur l’IA, mais nous avons voulu l’incarner pour pouvoir accélérer sur cette thématique, d’où cette décision organisationnelle. A ce titre, j’ai plusieurs missions. La première, c’est de faire en sorte que l’ensemble du groupe s’empare de l’intelligence artificielle. Il y a plusieurs dimensions : d’acculturation, de formation, et évidemment technologique.
Le deuxième enjeu est d’accéder aux bons outils d’IA sur le marché et de les intégrer dans tout ce que nous pouvons développer, qui relève aussi bien de la cybersécurité, de l’éthique et de la responsabilité autour de l’IA.
Le tout dernier point concerne l’animation d’un réseau au niveau du groupe. Aujourd’hui, la SNCF est organisée en différentes sociétés. Il y a le groupe SNCF bien sûr auquel je suis rattaché ainsi que la holding SNCF SA. Vous avez ensuite des sociétés sur chacune des activités : SNCF Réseau, SNCF Voyageurs pour les transporteurs – qui regroupent TGV Inoui, Ouigo, TER, Intercités, Transilien -, SNCF Gares et Connexions, Rails Logistics Europe, ainsi que deux grandes filiales, Keolis et Geodis. Sur ce point, j’ai un rôle d’animation et de coordination globale sur des choix stratégiques, des choix d’outils et de l’échange de bonnes pratiques. Chacun peut avoir des choses à partager avec ses pairs. Voilà donc la raison de la création de cette fonction IA au sein du groupe.
Vous avez dit qu’il y avait un besoin d’accélérer sur le sujet de l’IA. Quel était l’état des lieux alors ?
Cela fait déjà longtemps que nous travaillons sur l’IA à la SNCF. Nous faisions déjà tourner sur nos datas un certain nombre d’éléments pour améliorer la maintenance. Nous faisons également du traitement de vidéos, notamment pour la gestion de l’affluence, ou par exemple du traitement d’images, via des images satellites, pour surveiller les zones de végétation et intervenir aux bons endroits, là où la végétation pourrait créer des problèmes sur le réseau.
Là, il y a une accélération, puisque depuis deux ans et demi, avec ChatGPT et l’accès aux LLM, il y a énormément de nouveaux cas d’usage qui voient le jour. L’idée, c’était d’accélérer, de diffuser l’IA partout et que tout le monde puisse s’en emparer. Comme je l’ai dit, il y a trois grands sujets. Il y a l’IA pour tous : comment nos collaborateurs ont accès à cette technologie pour être plus performants dans leur quotidien. A côté, il y a le besoin d’avancer sur les deux autres sujets, le sujet industriel avec l’idée de mettre l’IA au service de tout ce qu’on peut conduire dans nos opérations industrielles, et le sujet de l’IA au service de nos clients. Ici, il s’agit de tout ce qui touche à la relation client, à la distribution ou au parcours durant le voyage. Nous ne partions pas de rien, nous avions une base, qui était de l’IA et non pas de l’IA générative avec les LLM que nous connaissons désormais.
Quels sont les cas précis sur lesquels vous travaillez ?
L’un de nos sujet concerne les opérations industrielles, et plus précisément tout ce que nous faisons sur la facture énergétique avec l’éco-conduite. Nous avons modélisé l’ensemble des parcours, notamment les voies TGV, et sommes capables de donner des informations en temps réel au conducteur pour qu’il adapte son accélération ou son freinage pour consommer moins d’énergie. Grâce à ce système d’éco-conduite assisté par IA, nous économisons entre 7 et 12% d’énergie, ce qui est évidemment considérable puisque nous sommes le premier consommateur d’électricité en France (mesures faites en fonction de la ligne et du comportement du conducteur vis-à-vis des informations qu’il reçoit, ndlr).
Un autre pan concerne l’IA pour faciliter la vie de nos voyageurs. Sur la partie relation client, historiquement, nous avions déjà des bots sur nos applications. Là, évidemment, le but est de les booster à l’IA. Nous avons sorti pour les Jeux Olympiques une borne avec Simone, la voix historique de la SNCF, qui a été digitalisée. Vous pouvez ainsi, en gare du Nord, par exemple, aller interroger la borne sur les trains qui arrivent ou qui partent, des informations sur les itinéraires, par exemple, pour rejoindre le Stade de France, pour aller voir une compétition, etc.
Nous développons aussi des choses autour de la gestion de l’affluence. Avec l’analyse vidéo, nous sommes plus à même de gérer les flux et d’indiquer aux clients comment se répartir sur le quai. Nous le faisons par exemple sur le RER D. L’IA peut par ailleurs nous aider à mieux prédire en cas d’incident – nous faisons circuler 15 000 trains par jour pour environ 5 millions de voyageurs par jour. Aller plus vite dans la prédiction de retard, c’est surtout aller plus vite pour délivrer l’information voyageur au client.
Vous dites avoir besoin d’accéder aux bons outils, qu’il s’agisse de solutions packagées ou de LLM présents sur le marché. Qu’entendez-vous par « solutions packagées » ? Quels sont les LLM que vous utilisez ou voudriez utiliser ?
Le parti pris aujourd’hui, c’est de tester des solutions de marché pour essayer de mesurer ce que cela nous apporte, leur valeur ajoutée, et décider ensuite de les déployer ou non au sein de nos équipes. D’un autre côté, nous avons décidé de développer certaines solutions en propre. J’en reviens à l’un des points clés pour nous : que les collaborateurs SNCF puissent s’emparer de ces outils, s’acculturer, se former, et puis finalement, voir à leur échelle, ce que cela peut leur apporter comme valeur ajoutée.
Nous avons décidé de créer un SNCF GPT qui est comme Le Chat de Mistral ou ChatGPT, mais sur notre environnement sécurisé et mis à disposition de nos collaborateurs. Nous l’avons lancé il y a un peu plus d’un an auprès d’une communauté de testeurs dans l’entreprise, en passant par différents paliers, 2000 puis 7000 collaborateurs. L’intérêt de cette solution sécurisée est d’utiliser différents LLM, toujours via SNCF GPT, tels que les modèles d’OpenAI, de Mistral ou encore Claude d’Anthropic. Nos salariés ont un accès à ces modèles et peuvent charger des documents dedans sans avoir de risque sur nos données. Suite à cette expérimentation, nous avons décidé d’élargir et aujourd’hui l’outil est accessible à 100 000 collaborateurs français dans le groupe depuis mi-janvier (sur un total de 160 000 salariés en France, ndlr).
Ce qui est important, c’est l’acculturation et la formation qu’on peut faire. En parallèle du développement de solutions comme celle-ci, nous acculturons et formons les gens. Vous pouvez toujours apporter des outils, mais si vous ne donnez pas les clés, ce n’est pas toujours évident. Nous avons par exemple des formations au prompt. C’est lorsque nous accompagnons les collaborateurs qu’ensuite les usages décollent et qu’ils s’emparent réellement des outils.
A quel moment avez-vous lancé cette phase d’accompagnement et d’acculturation ?
Nous l’avons fait assez vite. Quand ChatGPT est sorti, très vite, nous avons décidé d’accompagner nos collaborateurs. Nous avons monté des sessions d’acculturation au début afin de comprendre comment fonctionnent les outils du marché, les outils de vidéo ou de voix, ainsi que des outils pour générer des présentations.
Dans les 24 mois qui viennent de s’écouler, nous sommes plutôt passés de formation d’acculturation assez larges auprès de groupes de 50-100 personnes, à des formations plus spécifiques comme sur les techniques de prompts. Nous venons de lancer nos e-learning après des formations en présentiel, toujours sur les mêmes sujets. Aujourd’hui, nous comptons 25 000 collaborateurs du groupe SNCF d’ores et déjà sensibilisés à l’IA.
Avez-vous une préférence française lorsque vous choisissez des solutions du marché ?
Nous regardons toutes les solutions du marché. Evidemment, nous regardons avec attention ce qui peut être fait chez nous. Mais, il faut rappeler que nous répondons aux codes du marché public avec des appels d’offres. Sur la partie développement par exemple, nous avons testé plusieurs solutions de marché et avons choisi de ne pas développer en interne. Nous avons un appel d’offres en cours à ce sujet.
Nous avons beaucoup parlé des applications, mais il y a un sujet qui est directement lié à celles-ci : la data. Avoir des bases de données fiables, nourries et de qualité est l’une des problématiques clé pour tout projet IA. Avez-vous été confronté à ce sujet ? Comment gérez-vous la collecte de données pour des projets d’IA ?
C’est évidemment la base, c’est-à-dire que toute l’IA se base sur cette data. Nous, historiquement, avons beaucoup travaillé à la récupération des données et à leur traitement, à la fois sur la partie industrielle (maintenance), et nous avons travaillé toute la donnée client, notamment avec SNCF Connect. Un exemple concret : nous allons avoir des nouveaux trains TGV M qui vont arriver en 2026. By design, nous avions travaillé pour qu’ils aient des capteurs et que lorsqu’ils arrivent en technicentre, ils aient pu emmagasiner pas mal de données ensuite déversées dans nos systèmes afin de nous aider à aller beaucoup plus vite en termes de maintenance.
Mais nous n’avons pas que du nouveau matériel. Pendant des années, nous avons aussi mis des capteurs sur nos anciens matériels pour pouvoir récupérer de la data, la travailler et aujourd’hui nous sommes riches de tout cela, ce qui nous permet d’aller plus vite sur l’IA parce que nous disposons effectivement de ces gisements de données. Après c’est un travail de tous les jours.
Nous avons également la chance d’avoir une forte culture de sécurité à la SNCF avec de nombreuses documentations liées. Nous recensons 70 000 documents de référence qui sont accédés des milliers de fois par jour par des milliers de collaborateurs. Cela représente une richesse puisque nous pouvons désormais connecter des outils d’IA directement sur ce corpus documentaire. Avant, nous accédions à ces documents de façon assez classique via un moteur de recherche : vous rentrez un mot-clé et on vous renvoie plein de documents. Là, avec l’IA, nous pouvons largement améliorer la recherche documentaire, poser une question et avoir tout de suite la réponse, le bon document attaché. Cela fait partie des cas d’usage que nous sommes en train de développer.
Le fait d’être une entreprise publique ne vous bloque pas dans certains projets, ou du moins dans l’accès à certaines technologies ?
Non, du tout. Objectivement, nous travaillons comme tout le monde. Simplement, nous sommes soumis aux codes de marché public et devons respecter la vitesse d’un marché public. Les sujets de souveraineté restent très importants pour nous et si la SNCF peut contribuer au développement de l’écosystème français européen, elle le fera.
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