Blog Cyberjustice – Les capacités cognitives à l’ère de l’IA et du numérique
L’intelligence artificielle transforme notre rapport à la connaissance, à la mémoire et à la pensée. Face à des outils capables de raisonner, écrire, analyser, dessiner, composer des musiques ou même diagnostiquer des cancers, une question s’impose : que devient notre cerveau dans ce nouvel environnement ?
Il n’est pas nouveau que les tâches fastidieuses soient confiées aux machines afin de se concentrer sur l’essentiel — comme réfléchir. Prenons l’exemple de la calculatrice. Depuis son apparition, elle permet de déléguer des opérations longues ou complexes (multiplications à plusieurs chiffres, calculs trigonométriques, etc.) pour se focaliser sur la résolution de problèmes, la modélisation ou le raisonnement mathématique. Personne ne conteste aujourd’hui son utilité, tant qu’elle n’empêche pas l’élève ou le professionnel de comprendre ce qu’il calcule. De la même manière, l’IA peut — et doit — soulager l’esprit des tâches répétitives.
Désormais, nous confions également à l’IA des tâches créatives, ce qui a un énorme impact sur nos facultés cognitives. Ces conséquences se ressentent déjà à certains niveaux.
Sur la mémoire
Cette transformation cognitive se manifeste d’abord dans notre rapport à la mémoire.
Dans un article paru en 2011 dans la revue Science, des chercheurs américains dirigés par Betsy Sparrow ont dressé le constat d’une tendance mondiale consistant à oublier les détails des informations pouvant facilement être retrouvées sur internet. C’est ce qu’on appelle l’effet Google ou parfois l’amnésie numérique.
Concrètement, le cerveau considère qu’il n’a pas besoin d’apprendre, et préfère se contenter de retenir où se trouve l’information. Autrement dit, notre esprit raisonne désormais comme suit : “Inutile de retenir cette donnée, je sais où la retrouver.” Ce changement ne relève pas simplement de la paresse mentale. Il illustre une réorganisation profonde de notre mémoire à l’ère numérique. La mémoire de contenu (faits, dates, concepts) cède la place à une mémoire d’orientation : nous apprenons comment chercher, et non quoi savoir.
De même, à force de se laisser guider par le GPS, le sens de l’orientation est en nette régression. Une étude menée par la chercheuse Mar González Franco a démontré que lors de l’utilisation d’un GPS, l’hippocampe et le cortex préfrontal (les zones du cerveau qui jouent un rôle clé dans la capacité d’orientation) ne sont pas stimulés, conduisant à leur régression.
Sur le raisonnement et l’esprit critique
L’intelligence artificielle simplifie aujourd’hui des tâches qui mobilisaient autrefois tout notre raisonnement : analyser un texte, construire une argumentation, résumer une décision, repérer des contradictions. En quelques secondes, un outil comme ChatGPT ou Grok, l’IA du réseau social X, produit des raisonnements structurés, des contre-arguments ou une explication contextuelle. Ainsi, il est désormais quasi-systématique de voir dans les commentaires d’un post X « Grok, explique-moi ça » ou « Grok, est-ce que c’est vrai ? ». En quelques secondes, l’internaute a une réponse détaillée de la part de l’IA. Il ne réfléchit plus, ne se forge pas son propre avis sur telle ou telle information.
Bien sûr, l’IA peut être un amplificateur de pensée dans la mesure où elle permet de gagner beaucoup de temps, par exemple en mettant en place une architecture claire à partir d’idées éparses ou en formulant des arguments que nous aurions du mal à construire seuls. Néanmoins, les interfaces d’IA devraient être construites de manière à inciter les utilisateurs à faire preuve d’esprit critique.
CONCLUSION
Selon Platon, Socrate se plaignait que l’écriture détruisait la mémoire. Or, cela n’a pas eu lieu. En réalité, l’écriture soutient la pensée et la mémoire. Ce que Socrate reprochait à l’écriture, on le reproche aujourd’hui à l’IA : une externalisation de la pensée. Mais comme l’écriture, l’IA n’est pas un ennemi. Elle devient problématique seulement lorsqu’elle remplace la pensée au lieu de la soutenir. Les applications d’IA peuvent aider à la réflexion. Il faut pour cela correctement les utiliser.
La première hypothèse consisterait à former une résistance à l’utilisation de l’IA, mais cela semble illusoire. Le mouvement est mondial, les usages sont déjà ancrés, et les générations qui arrivent grandissent avec ces outils. Refuser l’IA reviendrait à avoir refusé l’imprimerie en son temps.
La seconde hypothèse, qui semble être la bonne, vise à garantir une maîtrise de l’IA. En cohabitant lucidement avec elle, l’impact cognitif de l’utilisation de cette technologie peut être contenu voire transformé en levier positif. Il s’agit d’apprendre quand l’utiliser, comment l’utiliser, et surtout quand s’en passer. Cela implique de réinvestir certaines compétences clés : savoir vérifier une information, savoir formuler un doute ou encore savoir penser contre soi-même pour ne pas céder à la facilité de l’évidence. En d’autres termes, il faudra rester maître de son propre raisonnement, garder le dernier mot et ne jamais confondre rapidité avec justesse.
À charge, donc, pour les systèmes d’éducation et de formation de mettre l’accent sur le développement de l’esprit critique, de la créativité et de l’autonomie des apprenants.
PERRIN-CONRARD Louis (COMED)
M2 – CYBERJUSTICE
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