Blog Cyberjustice – « SkinnyTok » : des dérives numériques aux enjeux juridiques
Sur les fils « Pour toi » du réseau social TikTok prolifèrent des contenus promouvant des régimes alimentaires particulièrement inadaptés à une bonne santé physique et mentale. De l’incitation à une réduction drastique de l’apport calorique sans encadrement médical à la glorification de silhouettes toujours plus maigres, de nombreux comptes diffusent des messages qui banalisent, voire encouragent, les troubles du comportement alimentaire.
Souvent exposés à un public mineur, ces contenus soulèvent de sérieuses inquiétudes quant aux risques systémiques que représente la plateforme en matière de santé publique. C’est en effet la santé mentale et physique des utilisateurs, en particulier des mineurs, qui se trouve quotidiennement suppliciée par l’exposition répétée à ces injonctions toxiques.
Une promotion insidieuse des troubles du comportement alimentaire
Exacerbée par un algorithme de recommandation permettant une personnalisation maximale du contenu, la promotion de dérives alimentaires prolifère sur le réseau social. Si la masse inquiétante de tels contenus peine à être régulée, c’est notamment en raison des artifices qui les entourent. En effet, nombreux sont les prétextes utilisés pour publier des conseils ou des vidéos tendant à glorifier ces comportements alimentaires. Parmi ceux-ci figurent des « fit girls » encourageant à la régulation minutieuse de chaque aliment ingéré, des personnes incitant à pratiquer le jeûne intermittent sans suivi médical, des conseils pour atteindre le poids particulièrement inquiétant de certaines idoles de la K-pop, ou encore des recommandations visant à bannir certains aliments, indépendamment de l’âge ou de la situation médicale des personnes exposées à ces contenus.
À la lumière de ce constat, une étude australienne (Griffiths et al., 2024) a analysé les contenus proposés à des personnes souffrant de troubles du comportement alimentaire (TCA). Les données recueillies révèlent un profond mal-être, considérablement exacerbé par l’utilisation du réseau social. À titre d’exemple, l’algorithme de TikTok recommandait à ces utilisateurs un volume de vidéos liées aux TCA supérieur de 4343 % à celui adressé aux autres utilisateurs.
Malgré la dangerosité manifeste de ces contenus, notamment pour les mineurs, la question demeure : dans quelle mesure le droit peut-il constituer un levier efficace face à un phénomène aussi insidieux que systémique ?
Vers une réponse législative effective ?
À ce jour, la question de l’encadrement juridique de l’exposition des utilisateurs à des contenus susceptibles de nuire à leur santé mentale et physique demeure sans réponse concrète. Certes, le Règlement sur les services numériques de 2022 (Digital Services Act) impose aux très grandes plateformes, dont TikTok, de prendre les mesures nécessaires à la régulation des contenus présentant des risques systémiques. Toutefois, l’effectivité de ces mesures reste incertaine face à l’ampleur exponentielle de la menace.
Face aux dérives du “SkinnyTok”, l’éventualité d’un encadrement juridique spécifique n’est pour autant pas à exclure. Le Parlement français a en effet adopté à l’unanimité une proposition de résolution visant à créer une commission d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs. Créée le 13 mars 2025, cette commission a pour mission d’analyser les mécanismes de captation de l’attention déployés par la plateforme, d’évaluer les risques liés à l’exposition des jeunes utilisateurs à des contenus dangereux ou addictifs, et de formuler des mesures concrètes en matière de protection, notamment en ce qui concerne la régulation des contenus, la sécurité numérique et les pratiques de modération.
Cette initiative s’inscrit dans un contexte de mobilisation judiciaire croissante : plusieurs familles françaises ont assigné TikTok en justice, invoquant la responsabilité de la plateforme dans la détérioration de la santé mentale de leurs enfants, aggravée par les mécanismes de recommandation algorithmique.
Par ailleurs, au-delà de la réponse juridique, la prévention auprès du grand public apparaît essentielle. Celle-ci doit s’accompagner d’une formation renforcée des professionnels de santé, afin qu’ils soient sensibilisés aux effets délétères que peuvent avoir les algorithmes de recommandation sur des patients déjà vulnérables, notamment ceux souffrant de troubles du comportement alimentaire.
En somme, le “SkinnyTok” constitue l’une des nombreuses menaces qui pèsent sur les réseaux sociaux, affectant profondément la santé mentale et physique des utilisateurs. Lorsque la frontière entre divertissement et emprise psychique s’efface, le droit doit s’imposer comme un garde-fou, capable de prévenir l’émergence de préjudices inédits touchant des victimes toujours plus jeunes. Si la question de la régulation reste en suspens, l’urgence, elle, ne fait plus débat.
FOOS Justine
Master CYBERJUSTICE (Promo 2024/2025)
SOURCES :
Sénat. (2025). Question écrite n° 504427 de M. Bernard Fialaire. https://www.senat.fr/questions/base/2025/qSEQ250504427.html
LCP. (2025, 13 mars). Effets psychologiques de TikTok sur les mineurs : la commission d’enquête lance une série d’auditions. https://lcp.fr/actualites/effets-psychologiques-de-tiktok-sur-les-mineurs-la-commission-d-enquete-lance-une
Aprifel. (2024, janvier). L’algorithme de TikTok accroît l’exposition des personnes souffrant de TCA à des contenus susceptibles d’accentuer leurs troubles. Équation Nutrition. https://www.aprifel.com/fr/article-revue-equation-nutrition/lalgorithme-de-tiktok-accroit-lexposition-des-personnes-souffrant-de-tca-a-des-contenus-susceptibles-daccentuer-leurs-troubles/
Assemblée nationale. (2025). Commission d’enquête sur les effets de l’usage de TikTok sur les enfants, les adolescents et les jeunes adultes. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/organes/autres-commissions/commissions-enquete/tiktok
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